Patrick Viveret : un coup d’état sur la monnaie

16/07/2009

La monnaie est un bien commun, un outil au service des sociétés. Patrick Viveret, l’un des initiateurs du réseau d’échange Sol, rappelle que le droit de création monétaire a été transféré pour l’essentiel aux banques commerciales, et ceci sans aucun débat public. Il estime que la réappropriation démocratique de la monnaie est un enjeu décisif et que les réseaux d’échanges solidaires sont les laboratoires ou s’expérimente et se préfigure un autre rapport à l’échange marchand. Entretien.

Patrick Viveret répond aux questions de Reporterre, novembre 2007

Le capitalisme étend sans cesse l’échange marchand, le règne de la marchandise. Où en est l’échange aujourd’hui, est-il possible d’échapper à la marchandise, à cette extension infinie du rapport monétaire et de cet échange marchand ?

D’abord, le paradoxe que nous vivions, c’est que ce que Stiglitz appelle le fondamentalisme marchand, l’extension démesurée de la sphère de la marchandise à tous les aspects de la vie sociale, affective, politique, culturelle et même spirituelle, a comme effet de limiter, voire de détruire les possibilités d’échanges.

La fonction normale de la monnaie, c’est d’être un fluide qui facilite l’échange et la création de richesse. Mais quand on a d’un coté une rareté artificielle de la monnaie, avec 3 milliards d’êtres humais qui vivent avec moins de 1 ou 2 dollars par jour, c’est l’équivalent d’une sous monétarisation qui bloque l’échange. Et quand on a à l’autre bout les 200 et quelques personnes qui ont un revenu cumulé égal à celui de milliards d’êtres humains, c’est le problème inverse. C’est une sur-monétarisation, qui fait que cet argent en excès ne se recycle plus dans l’économie réelle.

Les deux cas de figure, sous-monétarisation à un pôle sur-monétarisation à l’autre, équivalant si l’on fait une analogie hydraulique à une inondation et une désertification, forment au contraire un facteur bloquant de l’échange.

L’une des raisons pour lesquelles les êtres humains survivent, alors que normalement ils devraient être morts depuis longtemps si les échanges n’étaient que marchands, c’est heureusement parce qu’il y a une vitalité d’échanges non marchands des sociétés humaines qui se manifeste sous d’autres formes. C’est l’émergence de ce que l’on a appelé les réseaux d’échanges de savoir, de temps, les monnaies parallèles ou les monnaies complémentaires. Les gens réinventent des capacités d’échange là où très souvent le système marchand devient un facteur de blocage de l’échange.

Est-ce que cela n’est pas très marginal, ces expériences ?

Cela reste marginal en regard de ce que brasse le capitalisme financier, mais ce marginal là joue un rôle de prototype qui est très important, parce que nous sommes rentrés dans une phase de crise financière aiguë, qui est devant nous, qui n’est pas du tout derrière nous. Le grand problème qui va venir dans les mois et les années qui viennent, c’est : comment empêcher que cette crise financière dans l’économie spéculative débouche dans une récession dans l’économie réelle ?

A ce moment là, on sera bien content d’avoir des moyens d’échanges qui existent à type expérimental, mais qu’il faudra utiliser sur une base beaucoup plus large, de façon à éviter cette transmission de la crise financière à l’économie réelle.

C’est pour cela que des projets expérimentaux comme ce qu’on appelle le projet SOL, qui ne vise pas seulement comme les SEL à intervenir...

SOL, cela veut dire quoi ?

SOL ce n’est pas un sigle. C’est un moyen d’échange d’utilité écologique et sociale, et c’est une monnaie solidaire. C’est SOL comme solidaire, c’est SOL comme soleil et terre, pour sa dimension écologique. C’est SOL comme l’ancien sou pour une réappropriation démocratique de la monnaie.

Nous sommes dans l’équivalent d’un formidable coup d’état sur la monnaie. Sans aucun débat public, dans l’opacité la plus totale, à partir des années 1970, et aggravée ensuite par l’application de l’article 104 du Traité de Maastricht, qui est très peu connu, on a transféré le droit de création monétaire pour l’essentiel aux banques commerciales. Ceci s’est fait sans aucun débat public. Donc l’enjeu d’une réappropriation démocratique de la monnaie est décisif.

Et puis SOL, c’est aussi la référence à l’harmonie de la clé de Sol.

Le SOL cherche à reprendre des éléments qui sont déjà existants, y compris dans les systèmes marchands plus classiques. Par exemple tout le monde a l’expérience des cartes de fidélité. La technique des cartes de fidélités n’est utilisée que dans la logique lucrative. Là on réutilise le cadre juridique et la technique des cartes de fidélité pour développer des stratégies de coopération au service de l’économie sociale et solidaire.

Concrètement, pouvez-vous donner un exemple précis ?

Par exemple, vous êtes dans une ville comme Lille, où le réseau SOL commence à s’implanter, vous allez dans une boutique de commerce équitable qui accepte le SOL. Vous allez régler une partie de vos achats en SOL. Vous allez prendre une assurance à une mutuelle de l’économie sociale et solidaire comme la MACIF, la MAIF. Vous allez, si vous prenez un contrat, recevoir par exemple des SOL ou alors une partie de votre contrat pourra être payée en SOL.

Vous êtes dans une municipalité, un territoire, qui est entré dans la logique SOL. Par exemple une des opérations qui se développe, c’est dans le troisième arrondissement de Paris. Il n’y a aucune raison de réserver le bio aux bobos. Donc c’est une opération où la municipalité démocratise, en quelque sorte, l’alimentation bio en permettant à des catégories défavorisées d’y avoir accès, par le biais du SOL, qui est attribué à une régie de quartier.

On utilise des systèmes qui existent, comme le principe de la carte de fidélité, comme le principe de la monnaie affectée. Lorsque vous avez un billet de train, un chèque déjeuner, cela veut dire qu’avec ce type de paiement vous allez pouvoir faire telle catégorie d’achats. Donc c’est un outil idéal pour favoriser par exemple de l’utilité écologique et sociale.

Comment gagne-t-on des SOLs ? Autrement dit comment est-ce que l’on transforme des euros en SOL ?

De deux façons. Il y a un autre usage de l’euro classique, dans ce cas là ce sont des euros reconvertis en SOL. On a une équivalence assez simple qui est un SOL égale dix centimes d’euros, c’est une convention. A chaque fois qu’on veut avoir un autre usage de la monnaie officielle, pour des activités d’économie sociale et solidaire de développement local, d’utilité écologique et sociale, on transforme des euros en SOL. C’est une première méthode.

L’autre, c’est la même que celle des SELs, des réseaux d’échange de temps. Là, la référence de l’échange, c’est une base à la minute. Là on organise des systèmes d’échange de temps avec une carte à puce. Le grand avantage de la puce, c’est qu’on peut mettre plusieurs systèmes d’échanges à l’intérieur d’une même puce. Quelqu’un qui est porteur de la carte SOL, on l’appelle un Soliste, aura à la fois un autre usage de l’argent, et en même temps, aura la possibilité, à travers le rapport au temps, de dire : le coeur de la richesse c’est le temps de vie.

C’est un aspect qui pour nous est essentiel. A travers ce projet SOL, c’est une façon de reprendre du pouvoir sur nos propres vies. En définitive, la richesse est liée à la richesse humaine, à la richesse écologique et à ce qu’on en fait, donc à la qualité de temps de vie que l’on est prêt à utiliser et à échanger.

Qu’arrive-t-il dans ce cas là pour les gens qui ont beaucoup de temps, les chômeurs, mais qui n’ont pas de revenus ? Comment peuvent-ils rentrer dans un système SOL et mettre à profit - ce n’est pas le bon terme - valoriser ce temps disponible pour eux mais qui dans le système actuel est un temps mort socialement ?

C’est là que l’expérimentation que nous conduisons dans un certain nombre de territoires, avec l’appui de Conseils Régionaux, y compris dans le cadre du programme Ecole européen, qui est un programme qui vise à lutter contre l’exclusion et pour l’égalité sociale, joue un rôle. Le rôle des collectivités territoriales c’est de dire : nous reconnaissons la valeur du bénévolat, la valeur du temps apporté par des gens qui par ailleurs n’ont pas d’argent. Par conséquent, puisque nous reconnaissons cette valeur, il y a un certain nombre de biens et de services qui vont être garantis ou offerts par la collectivité territoriale, qui va permettre qu’avec des SOLs acquis sur la base de la valorisation du bénévolat en temps, on va pouvoir avoir accès en même temps à des services culturels, à des biens, à des éléments de base, qui eux, classiquement seraient exprimés en euros.

Il faut bien voir que tout cela c’est une expérimentation, qui est extraordinairement transformatrice dans son principe, et par conséquent qui est très surveillée. On ne peut pas faire avec le SOL... on n’a pas la même liberté d’action qu’avec les SELs. Les SELs sont tolérés, ils ne menacent pas fondamentalement le système. Quand vous avez des Conseils Régionaux ou des entreprises aussi importantes que le Crédit Coopératif, la MACIF, tout cela est surveillé de près.

Il y aussi toute une dimension de projet politique. Il faut que la question de la monnaie soit remise au centre du débat public, que les citoyens refusent cette confiscation du rapport à la monnaie qui a été faite. Les débats que nous menons à chaque fois que nous lançons une expérimentation sur le SOL, sont aussi une façon de rouvrir le débat sur la question monétaire plus générale, de rouvrir un débat sur : qui à le droit de créer la monnaie, quel en est l’usage, et également sur la question des crises du capitalisme financier actuellement.

On voit bien l’idée, et on la partage, mais on a l’impression que c’est un fétu de paille contre une immense construction. Quand on voit que dans la crise financière qui a démarré cet été, la Banque Centrale Européenne, a déversé en quelques jours, en quelques semaines, plus de 500 milliards d’euros [1], on se dit : que représentent les SOLs, qui en euros vaudraient quelques millions ?

Il y a évidemment une disproportion totale qui est de l’ordre du pot de terre contre le pot de fer. Mais il y a deux éléments à prendre en compte. Un, le pot de fer est sérieusement en train de se fissurer de l’intérieur. Ce que Jean Peyrrelevade a appelé le capitalisme total, est un capitalisme insoutenable. Vous ne pouvez pas avoir durablement 95% des flux financiers qui n’ont plus aucun rapport avec l’économie réelle. Nous en sommes aujourd’hui à 4 000 milliards de dollars par jour qui s’échangent sur les places financières. La partie de ces 4 000 milliards qui correspondent à des biens et des services effectifs est de l’ordre de moins de 5%. Donc ce système est insoutenable, et si aujourd’hui la crise démarre dans l’immobilier, elle continuera demain sur d’autres points parce que c’est la même crise que celle qui est arrivée à l’empire soviétique.

Quand vous avez une distance trop grande entre une idéologie et la réalité, il y a un moment où cela finit par s’effondrer. De la même façon qu’avant l’effondrement de l’empire soviétique on ne pouvait pas dire précisément cela va se passer à tel moment, de telle façon, mais bien avant la chute du mur de Berlin des réseaux européens avaient prédit : ce système est devenu insoutenable, on peut dire aujourd’hui que le capitalisme total, le fondamentalisme marchand est devenu insoutenable.

Ce ne sont évidemment pas des projets comme le SOL qui vont le faire s’effondrer, mais il va entrer en crise de lui même. L’intérêt d’un projet comme le SOL c’est de dire : quand cette crise se produira, outre les effets bénéfiques que des projets comme le SOL produisent dès maintenant, c’est qu’ils est aussi destiné à proposer des alternatives à un niveau beaucoup plus important lorsque ce type de crise financière se produira.

Il y a donc cette première question qui est essentielle, et deuxièmement, l’approche internationale de ce que l’on appelle les monnaies complémentaires, les systèmes d’échanges complémentaires, doit être articulée au plan des stratégies avec les batailles plus globales sur les régulations du système financier international. Ce n’est pas un moyen unique, mais c’est un des moyens, dans la boîte à outils, qui doit par ailleurs se compléter, s’organiser avec la lutte de tous les mouvements de l’alter-mondialisme sur le problème de la régulation du système financier international.

Le réseau Sol est dirigé notamment par Claude Alphandéry, ancien résistant français, banquier, économiste, président du Conseil national de l’insertion par l’activité économique et Patrick Viveret, magistrat à la Cour des Comptes, qui avait rédigé à la demande du gouvernement Jospin le rapport Reconsidérer la Richesse (pdf), visant à redéfinir les indicateurs de richesse.

ici le document audio pour écouter l’entretien intégralement

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