HAÏTI : Réflexions sur le coup d’état contre le président Jean-Bertrand Aristide

15/02/2010

Régis Debray en Bolivie et en Haïti
par Claude Ribbe

Régis Debray, Marie-Laure Leguay et son mari, Dominique de Villepin, Jean-Claude Duvalier, le Président Aristide, l’ambassadeur Thierry Burkard, André Apaid, la CIA, Pétré-Grenouilleau, Valérie Terranova, Arnaldo Saucedo Parada et... le Che... dans un article [1] réunissant des textes issus du "blog" de l’écrivain Claude Ribbe.

Ce dernier, à travers le rôle joué par Régis Debray à Haïti (alors que lui était confiée par Villepin une commission chargée de « réfléchir » sur les relations franco-haïtiennes en 2004) nous livre sa réflexion sur le coup d’état fomenté par la France et les États-Unis contre le Président Aristide.

Jean-Bertrand Aristide

Sept avril 2003. Le monde entier célébrait le bicentenaire de la mort de Toussaint-Louverture, enlevé et assassiné par Napoléon. En France, une seule manifestation, organisée par le Fort de Joux. Pour représenter le gouvernement Raffarin, Hamlaoui Makachera, le ministre des Anciens combattants ! La loi Taubira avait été votée depuis deux ans déjà, mais le gouvernement refusait obstinément de prendre le décret d’application qui permettrait à cette loi d’être autre chose que lettre morte. Toussaint Louverture remuait ce passé dérangeant dont les responsables politiques comprenaient très bien qu’il avait une influence sur la politique intérieure et extérieure. L’exhumation de l’histoire de l’esclavage est un des volets de la lutte contre le racisme et la lutte contre le racisme est, en soi, une prise de position éminemment politique, un regard révolutionnaire et ravageur soudain porté sur le monde. Il a même été dit qu’une opération secrète ouvertement négrophobe avait été organisée par de hauts responsables français sous le nom de code « Source ». Villepin en aurait bien été capable.

J’avais décidé de me rendre au Fort de Joux pour saluer la mémoire du martyr de la liberté et j’avais réservé un billet. Dans le train, je me trouvais curieusement assis à côté de la diplomate, blonde évidemment, chargée d’Haïti au quai d’Orsay. Le hasard, sans doute. Elle en profita pour se faire connaître et engager la conversation. Elle me tendit sa carte. Elle s’appelait Dominique Waag-Makaïa. Naturellement, elle m’invita à passer à son bureau. Ce qui est plus curieux, c’est qu’elle était toujours à côté de moi dans le train du retour. Je le lui fis remarquer et elle ne me répondit que par un petit sourire entendu.

Un conseiller à la présidence de la République d’Haïti, le regretté Pierre Claude, avait lié conversation avec moi au Fort de Joux. Il m’exprima, au nom des Haïtiens, sa gratitude pour mon combat en faveur du général Dumas. Devant rentrer au pays, il m’engagea à lui confier un exemplaire de mon dernier livre, L’Expédition [5], qu’il transmettrait au président Aristide. Je ne connaissais ce dernier que par toutes les calomnies dont on m’avait jusqu’alors abreuvé. La chose qui me semblait louche, c’était que les journalistes français se déchaînaient contre Aristide, mais ne parlaient jamais de Duvalier, que la France hébergeait pourtant. Il faut dire qu’Aristide, en ce 7 avril 2003, avait eu l’audace de faire savoir aux Français qu’il avait fait le calcul de ce qu’avait coûté en définitive, emprunts compris, le racket imposé par la France en 1825. Il en arrivait au chiffre de 21 milliards de dollars. La perspective d’un procès engagé par le petit Etat pour faire valoir ses droits avait mis en effervescence le gouvernement français, et surtout Villepin, ministre bonapartiste des Affaires étrangères, qui se voyait président de la République française en 2007.

A ma grande surprise, Aristide, non seulement prit le temps de lire mon livre, mais me téléphona. Il m’invitait à venir le voir pour bavarder de l’histoire d’Haïti. J’en provoquai l’occasion en proposant un livre d’entretiens à Jean-Paul Bertrand, mon éditeur depuis huit ans, qui m’envoya bientôt sur place. C’est à cette occasion que je pus converser pendant une trentaine d’heures en tête à tête avec celui qui était présenté par la presse putschiste comme un dictateur vicieux et pervers. J’ai bien entendu conservé en lieu sûr tous ces enregistrements, qui annonçaient exactement tout ce qui a pu se passer par la suite. Mon impression, corroborée par une minutieuse enquête sur le terrain, fut très différente de ce que j’avais entendu à Paris. Je découvris un homme sympathique, doux et cultivé qui n’avait nullement renoncé aux objectifs sociaux qui, par deux fois, l’avaient fait élire à une très large majorité. Seulement, comme il était inflexible quant à l’indépendance de son pays, les Etats-uniens avaient mis ce pays sous embargo et avaient engagé contre son président légitimement élu une campagne de dénigrement, ce qu’on appelle dans le langage technique de la guerre psychologique character assassination. Au lieu de tuer la personne et d’en faire un martyr, on tue son image dans les médias, ce qui permet de l’éliminer physiquement ensuite en toute discrétion.

Une « opposition » avait été montée de toutes pièces par un Syro-américain vivant en Haïti (et n’ayant pas la nationalité haïtienne) André Apaid, milliardaire blanc de peau agissant notoirement pour la CIA, mais présenté par la presse française comme un Haïtien noir représentatif des travailleurs [6]. L’enjeu ? Le sous-sol d’Haïti, jusque là inexploité : pétrole, uranium, or, cuivre, iridium. Aristide était au fait des richesses potentielles de son pays. Les Etats-uniens aussi. Ils savaient qu’il savait. Comme nous avions sympathisé, le président m’avait mis dans la confidence. Aristide était non seulement soucieux des intérêts de son pays, mais il avait conscience du rôle qu’il pouvait et devait jouer pour tous les Africains de la diaspora, tous ceux qui, comme moi, étaient méprisés dans leur pays de naissance à cause de leur couleur. Il était très conscient de ce qui se passait dans les banlieues françaises, en Guadeloupe, en Martinique, en Guyane. Dès 1804 son misérable petit pays avait fait le serment d’envoyer des commandos partout où se trouverait un seul nègre maintenu en esclavage. Cette politique restait, hélas, d’actualité. Sans nous connaître, nous étions arrivés aux mêmes conclusions.

J’étais chez moi à Port-au-Prince. Je l’avais ressenti dès que l’avion avait commencé, à la tombée de la nuit, son approche vers l’aéroport international de Port-au-Prince. Haïti était démunie, mais les plus humbles avaient une fierté dans le regard et dans le comportement qui ne pouvait que frapper les moins observateurs. Cette flamme que je vis briller dans les yeux du premier Haïtien rencontré sur son sol, avait effacé en un éclair le souvenir amer de toutes les humiliations que je subissais dans mon propre pays depuis près d’un demi-siècle. Aristide n’était que l’incarnation politique, de toute évidence légitime, de ce regard. Les pauvres se seraient fait tuer sur place pour lui et ils représentaient une écrasante majorité. Je compris pourquoi ce nouveau Toussaint Louverture était considéré comme extrêmement dangereux par tous les négrophobes de la planète. Le problème n’était plus de savoir si ce qu’on disait de lui était vrai ou pas, mais de savoir s’ils réussiraient à l’éliminer avant la célébration du bicentenaire d’Haïti.

A mon retour j’avais pris rendez-vous avec Mme Waag-Makaïa, la secrétaire des Affaires étrangères rencontrée « par hasard » dans le train du fort de Joux pour lui donner mon sentiment sur Aristide : visiblement, tout ce qu’on disait relevait d’un coup monté des plus grossiers. L’intérêt de la France était de tendre la main aux Haïtiens et de se joindre à leurs louables efforts pour célébrer le bicentenaire de la république nègre. L’Histoire l’imposait. Lorsque je me trouvai dans les couloirs du quai d’Orsay, la jeune femme vint à ma rencontre et se mit à frapper à toutes les portes de la direction des Amériques, comme pour annoncer que tout le ministère se trouvait en danger, le monstre contaminé par Aristide étant arrivé dans la place. Le monstre, c’était moi.

Je me retrouvai bientôt dans un bureau, entouré de quatre diplomates, dont plusieurs, franchement agressifs, me harcelèrent de questions imbéciles dans lesquelles se trouvaient déjà toutes les réponses. On alla jusqu’à me reprocher d’avoir parlé à Aristide, car, disaient-il, il « ensorcelait » tous ceux qui l’approchaient ! En France, on appelle ça le charisme, mais quand il s’agit des nègres, le raciste perd toute rationalité et reproche aux autres la pensée primitive qui n’est en réalité que sa pensée propre. La haine qui étincelait dans leurs regards me surprit beaucoup. J’étais Français et je venais simplement donner mon opinion d’intellectuel sur un dossier qu’il leur appartenait de gérer. Cependant, les petits énarques qui m’entouraient ne faisaient aucun effort pour dissimuler un racisme que je n’aurais pas soupçonné dans une administration française de ce niveau. Pour ces gens, j’étais un étranger dans mon propre pays. Au départ, j’étais un nègre et au quai d’Orsay, par tradition, le rôle des nègres est de faire le ménage dans les bureaux avant l’arrivée des diplomates blancs de peau. Mais de nègre méprisable et a priori disqualifié que j’étais, je m’étais transformé en nègre révolté et dangereux. J’étais devenu un Haïtien. Et les Haïtiens, ils les haïssaient. Simplement parce que j’osais dire que mon pays, après 150 années d’odieuse oppression esclavagiste, avait en outre escroqué une jeune république affaiblie par une tentative française d’extermination, qu’il était temps de changer de politique, non seulement pour des raisons morales, mais parce que la France y avait également un intérêt géostratégique et économique évident. Je devais tranquillement discuter d’Haïti avec une compatriote a priori équilibrée. Je me retrouvais avec cinq individus déchaînés que je ne connaissais pas et qui étaient ses supérieurs hiérarchiques. Mon rendez-vous ressemblait de plus en plus à une sorte de garde à vue. L’un des diplomates ne se contenait plus et haussait le ton. Je voyais bien le moment où l’on allait commencer à me frapper. Quel crime avais-je donc commis pour déstabiliser autant des gens qui auraient dû être beaucoup plus surs d’eux puisqu’ils avaient de toute éternité raison, du fait de leur couleur et du fait qu’ils étaient là, dans un rôle officiel alors que moi, quels que soient mes diplômes ou ma valeur, ou à cause de mes diplômes et de ma valeur précisément, je ne serais jamais qu’un perturbateur, une monstruosité, un traître et un salaud à qui la France ne donnerait jamais rien que des coups bas ? J’étais le grain de sable qui contrariait un plan dont j’ignorais évidemment tout. C’était un vendredi. Voyant qu’ils ne réussiraient pas à me faire changer d’avis, mes « hôtes », dans leur affolement, avant de me « libérer », décidèrent devant moi qu’une réunion de crise serait tenue dès le lundi matin dans le bureau du directeur des Amériques.

Les Villepin

Novembre 2003. Le dossier faisant mousser Pétré-Grenouilleau, présenté comme un nouveau Thucydide, venait de paraître dans la revue L’Histoire appartenant à Pinault, l’homme du bois exotique. Si l’on n’avait pas osé y présenter les esclaves comme de vrais salauds, on n’en était pas loin. C’étaient au moins des imbéciles. N’étant pas assez malins pour vendre leurs congénères, comme l’avaient toujours fait les Africains, ils s’étaient fait prendre. Les négriers et les planteurs étaient, eux, très fréquentables. Et pas si riches que ça. Il fallait relativiser. Ce n’était sûrement pas l’argent de la traite qui avait financé le capitalisme. Et chacun y allait de son article. Même Françoise Chandernagor, dont on pouvait se demander ce qu’elle faisait là, se disait descendante d’esclave. Enfin d’un esclave. Un seul. Chacun sachant qu’elle vivait dans un hôtel particulier à Paris, en province dans un château, elle voulait montrer que c’était un choix identitaire. L’idée était que si les négros osaient un jour se présenter comme descendants d’esclaves, ils étaient attendus de pied ferme.

Je m’étais rendu au salon du livre de Brive pour y signer L’Expédition, mon second roman (et troisième ouvrage) qui racontait, du point de vue de Pauline Bonaparte, ce qui s’était passé en Haïti en 1802-1803. Comme il est épuisé, je n’ai aucune fausse honte à dire que c’était, selon moi, un bon livre et, dans la naïveté de mes débuts, je m’attendais à avoir un peu de presse. Il n’en fut rien, mis à part une émission sur RTL. Non pas que ce roman n’ait pas été remarqué, au moins par les quelques milliers de lecteurs qui l’achetèrent. Mais on jugea le sujet fort scabreux puisqu’il mettait en cause Napoléon. Le politicien en vogue, Villepin, ministre des Affaires étrangères fort content de lui, et se piquant d’écrire, était un fanatique de ce tyran. Quel journaliste aurait à l’époque osé déplaire à Villepin ? C’est pendant que je signais mes livres, attendant un peu tristement le chaland, que je reçus l’appel de l’ambassadeur Selz, le Monsieur Afrique de la commission Debray, m’annonçant que le guérilléro bavard voulait me voir de la part de la vieille dame de la rue Las Cases qui avait, paraît-il, insisté.

Peu après, un brouhaha se fit entendre. C’était l’arrivée de l’écrivain-ministre Villepin qui venait d’ « écrire » quelque chose. D’après un de ses éditeurs, qui n’est certainement qu’une mauvaise langue, il aurait « fallu beaucoup l’aider » comme on dit dans le jargon du métier. La flagornerie était telle que, pour honorer cet incomparable homme de lettres, on lui avait décerné dès son arrivée le grand prix du salon de Brive. Pour être sûr d’avoir du monde à son stand, qui par une ironie du sort, était presque en face du mien, il s’était fait accompagner par Bernadette Chirac. Une meute de journalistes était aux trousses du Dauphin. Les rombières locales, l’opus ministériel à la main, trépignaient d’impatience et d’émotion, prêtes à se battre pour un regard de ce nouveau Talleyrand. De mon côté, c’était beaucoup plus calme.

Tandis que je supportais cette scène indécente, contre toute attente, une admiratrice s’approcha. Une jeune femme blonde, la quarantaine. Prenant en mains un exemplaire de mon livre, elle engagea la conversation. Mon ouvrage avait vraiment l’air très intéressant. Elle aimait beaucoup les Antilles en général et Haïti en particulier. Elle avait assisté à la représentation de Monsieur Toussaint, la pièce d’Edouard Glissant, mise en scène par Greg Germain à Pontarlier, près du fort de Joux. Elle finit par me dire qu’elle était amie de Glissant et même qu’elle irait avec son mari passer Noël chez lui, à la Martinique. La conversation s’engagea sur Haïti. La dame semblait si passionnée, en apparence, par ce que je disais, qu’elle s’était accroupie. J’avais oublié et Villepin et l’émeute qu’il déclenchait, tout près, parmi ces vieilles groupies. Une petite demi-heure s’étant écoulée, mon admiratrice me dit qu’elle devait partir, mais qu’elle aimerait que je lui dédicace mon livre. Lorsque j’eus le stylo en main, elle me dit que c’était pour son mari. Je lui demandai un nom pour y associer une formule amicale. Elle me répondit avec un petit sourire et en baissant un peu la voix : « Dominique de Villepin ». C’était Marie-Laure Leguay, épouse de Villepin, béké de la Martinique, qui était ainsi venue au contact. On se doute que ce n’était pas un hasard, puisque je venais de recevoir sur mon portable l’appel de l’ambassadeur Selz m’invitant à rencontrer Régis Debray. Je fis ma dédicace à Dominique de Villepin « en espérant que cette lecture vous incite à célébrer dignement le bicentenaire d’Haïti. » La dame me demanda mes coordonnées que je lui laissai. Comment pouvais-je me douter que son mari allait préparer un coup d’Etat contre Haïti pendant les vacances de Noël dans la villa martiniquaise d’Edouard Glissant et qu’elle en était certainement informée ?

[1initialement publié sur le site du Réseau Voltaire

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